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samedi 1 décembre 2007

Une feuille parmi dix mille

( Statue de Yamano'ue no Okura)

Le désir de la bête qui gîte en ce blog était de finir par vous parler un peu du Man'yôshû ( 万葉集) - Le Recueil d'une myriade de feuilles ( man, littéralement 10.000, peut aussi servir comme notre 36.000 à nous)- et vous en proposer quelques poèmes, tels qu'ils y apparaissent. C'est à dire aussi en VO, et il s'agit là de japonais classique, et tant qu'à faire dans la graphie de l'ouvrage, et là oubliez les kanas ( les caractères phonétiques simples à écrire du japonais moderne). Cela n'aura finalement pas été une mince affaire, et il aura fallu à l'auteur de ce blog jongler entre pas moins de 5 langues ( français, anglais, japonais, japonais classique, italien) pour au final ne pas vous dire trop de bêtises. Comme il s'agit de maintenant rentabiliser tous ces efforts, attendez-vous à retrouver des poèmes du Man'yôshû de temps à autre ! ;-)

Mais tout d'abord, quoiqu'est le Man'yôshû et en quoi est-il aussi tordu ? Le Man'yôshû c'est 4.516 poèmes d'une période s'étalant entre le début du VIIe siècle et 759, écrits en langue japonaise ( en 和文 wabun donc). En langue japonaise, et non pas en langue chinoise. C'est à dire que vous ne trouverez pas de mots venus du chinois. Mais les notices des poèmes sont en chinois !
Ensuite, même pour les poèmes en wabun, reste encore à noter tout ça ! Car au départ le Japon n'avait pas de système d'écriture propre, et avait emprunté à la Chine le sien, pour tout d'abord écrire le chinois justement.
Alors comment fait-on ? On utilise les man'yôgana ( 万葉仮名), c'est à dire qu'on utilise certains caractères chinois mais en leur donnant une valeur phonétique correspondant aux sons du japonais. Mais certains caractères gardent un rôle d'idéogramme, mais un caractère peut retranscrire un ensemble de plusieurs syllabes, mais un même son peut être retranscrit par plusieurs caractères chinois. Un exemple sera explicite : pour retranscrire le son «a», on a le choix entre tout ça : 阿、安、英、足 ( le 2e caractère finira par donner le hiragana あ). Et par dessus tout ça, vous pouvez trouver même dans un texte japonais des réminiscences du chinois dans l'ordre des mots ( le chinois, langue SVO, préfixe plutôt là où le japonais, langue SOV, préfère suffixer), nous en verrons justement un exemple dans le poème que j'ai choisi ( j'ai vraiment l'instinct de la complication moi !). Petite précision étymologique : les man'yôgana, ce sont tout simplement les «caractères du Man'yô[shû]», ainsi nommés du fait de l'ampleur de leur usage dans l'ouvrage, même s'ils étaient déjà employés avant celui-ci.
Par la suite, la prononciation des poèmes retranscrits en man'yôganas se perdant ou n'étant plus sentie comme très sûre, des commentateurs ont rajouté ce qui s'appelle des kunten ( 訓読, «lecture explicative») pour indiquer celle-ci, ou du moins une estimation de celle-ci.

La forme poétique principale du Man'yôshû ( plus de 90% des poèmes) est le tanka ( 短歌), poème court de 5 vers dont la structure morique est 5-7-5-7-7. Qu'est-ce qu'une more me direz-vous ? On s'en fout ! ;-p Dites-vous que c'est presque des syllabes; vous écrivez le texte en kanas, et vous comptez 1 par kana, sauf s'il est petit ( petits «tsu» et petits y+voyelle -qui doivent bien avoir un nom ^_^, ). Quant aux thèmes desdits tankas, vous aurez beaucoup de poèmes de saison, de poèmes de banquet, ou de poèmes d'amour.
Et maintenant que je vous ai torché à grands traits une présentation liminaire du Man'yô (pour les intimes), quelques mots sur Yamano'ue no Okamura ( 山上 憶良, 660 ? - 733 ? ) et son poème que je vais vous présenter, le 337e du Man'yô, tiré du livre III. Comme après tout mon boulot je m'autorise à être paresseux, je vais pas vous traduire toute sa biographie du wikipedia japonais. L'essentiel est qu'il a occupé des postes de gouverneur de province ( je crois ^^, ), et qu'il était plutôt de tendance confucianiste ( une bonne part des poèmes du Man'yô sont déjà bouddhistes ; on relève par exemple des passages indiquant l'apparition des crémations funéraires). Je développerai peut-être un jour de panne d'inspiration.

Quand au poème qui ce soir m'intéresse, c'est celui que le wikipedia japonais désigne comme le 子を思ふ歌 ( kodomo o omou uta, le poème/chant de pensée à l'enfant). La notice de ce poème figurant dans l'édition française ( dont votre serviteur possède pour le moment 3 volumes sur 6) indique qu'il frappe et surprend par son ton et le prétexte qu'il invoque. Il est cité depuis en entier ou par le 3e vers comme excuse pour prendre congé avant l'heure d'une compagnie de lettrés. La notice du Man'yô lui-même donne: «un poème de Yamano'ué no Okura no Omi, pour se retirer d'un banquet.» Je n'aurais peut-être pas remarqué ce poème s'il ne m'avait pas été mis en exergue, mais une fois que ce fut fait, il est vrai qu'il se dégage de lui un charme indéfinissable, même indépendamment du contraste qu'il offre avec les poèmes l'entourant. Il m'a séduit, et maintenant, je vous le présente juste pour qu'il vous fasse envie ( si vous me dites qu'il vous fait fuir, vous allez me vexer !).
Alors allons-y ! Je vous donne d'abord de façon brute et successivement: la version en man'yôgana, la version kundoku (lecture en japonais), une indication de comment ça se lit ( et le découpage des vers), et enfin une traduction personnelle.


憶良等者 今者将罷 子将哭 其彼母毛 吾乎将待曽

憶良らは今は罷らむ子泣くらむそれその母も我を待つらむぞ

Okura-ra wa / Ima wa makara-mu / Ko naku-ramu / Sore so no haha mo / Wa o matsu-ramu zo

Moi, Okura, vais maintenant penser à partir. L'enfant doit pleurer, et la mère de celui-ci elle aussi m'attend assurément.


Pour conclure, et comme promis ( j'ai dis ça moi ?!), disséquons un peu le texte en man'yôganas.

憶良 Okura 等 ra 者 wa

今 ima ( et hop! un caractère, deux syllabes)

者 wa 将 mu 罷 makara ; et voilà, c'est ici cette influence de chinois dont je voulais parlais. Si vous regarder la transcription en kondoku ( ou en romaji), vous verrez qu'on lit ça «makara-mu», comme il se doit. Mais c'est écrit dans l'autre sens ^0^

子 ko ; notez ici par exemple qu'on garde le sens chinois, et qu'on récupère la prononciation japonaise

将 ramu 哭 naku ; même principe d'inversion qu'au-dessus. Cette seconde occurence du caractère 将 me fait me demander s'il ne faut pas faire le découpage «ramu-maka» ci-dessus. J'ai supposé que non, en pensant qu'il y avait un caractère pour l'auxiliaire, et un pour le verbe. Mais qui sait... Je trifouille encore ^_^,

其 sore 彼 so no ; ici soit le caractère est simplement lu «so» et on supplée un «no», soit on le lit bien «sono» et alors on a dedans le «so» qui signifie «lui» et correspond au sens du caractère, et un autre morceau qui sert pour la particule d'attribution «no». pour le moment je n'ai pas su trancher.

母 haha ; ici on combine le fait qu'on récupère le sens du caractère (mère), avec le fait qu'il note deux syllabes ^_^

毛 mo 吾 wa 乎 (w)o 将 ramu 待 matsu ; une dernière petite inversion entre le verbe et l'auxiliaire pour la route? ^_^

曽zo

Comme vous voyez, avec un simple poème de 31 mores, on peut aller loin, très loin ;-)

dimanche 11 novembre 2007

"La Lune brille, mais il est triste de la voir disparaître derrière les monts"


Aujourd'hui, je vous présente un des chefs-d'oeuvre de la littérature classique japonaise: le Hôjôki ( 方丈記), littéralement quelque chose comme Le Journal des 10 pieds-carré. En France on le trouve sous le titre Notes de ma cabane de moine chez Gallimard dans la collection Connaissance de l'Orient édité avec les Heures oisives d'Urabe Kenkô.

L'auteur de cet ouvrage, achevé en Mars 1212, est Kamo no Chômei ( 鴨長明), aussi connu sous le nom de Kamo no Nagaakira ( 1155-1216). Prêtre bouddhiste, il est privé très jeune du soutien de son père par la mort de celui-ci, et n'a dès lors plus grande chance de «faire carrière». Après d'autres revers de fortune du même ordre, il finit par se retirer dans un ermitage vers 1204, puis dans une cabane de 10 pieds-carré qu'il se contruisit dans les montagnes près de Kyôto ( capitale de l'époque). Vous comprenez maintenant maintenant l'origine du titre ^_^


L'ouvrage est divisé en deux parties. La première est le récit des troubles du temps, qu'ils soient civils (époque de conflits et de révoltes) ou naturels (grand tremblement de terre en 1185) et leurs conséquences sur le monde des hommes. Cette première partie est une illustration du concept bouddhiste d'impermanence ( 無常 mujô en japonais, anitya en sanskrit, anicca en pâli), selon lequel toute chose est transitoire et vouée à disparaître.

Dans la deuxième partie, Kamo no Chômei décrit sa vie érémitique dans sa cabane. Il y exalte une vie simple et paisible, retirée des troubles du monde. On sent toutefois poindre ça et là la tristesse de l'auteur à ne pouvoir atteindre le plein renoncement, ou à pouvoir mettre en accord ses actes avec son idéal de vie bouddhiste.


C'est un livre court à lire, simple et beau, bien que la traduction française me semble un peu douteuse par endroits ( la traduction est ancienne et réalisée par un révérend père, ce qui semble transparaître de loin en loin...). Je vous en ai trouvé une version anglaise ici, mais je ne sais pas ce qu'elle vaut (et il semble manquer une phrase à la fin ? ): http://www.washburn.edu/reference/bridge24/Hojoki.html . J'ai découvert ce livre d'une manière originale: par un extrait dans le résumé d'une autre grande oeuvre japonaise dont j'aurai l'occasion de vous reparler, le Genji monogatari ( 源氏物語). Pour moi ces deux livres sont parmi les oeuvres les plus sublimes de la littérature mondiale.

Pour conclure ce sujet, je vous propose le passage ouvrant l'ouvrage en VO et dans deux traductions. Il me fait penser à cette thèse d'un philosophe antique grec, dont le nom ne me revient hélas absolument plus en ce moment mais qui figure dans le Diogène Laërce ( ça donne quand même un indice donc ^_^, ), selon laquelle la vie c'était le mouvement, et qui invoquait l'image de la rivère vive à l'appui de celle-ci. Mais ici, c'est bien sûr du mujô dont il est question ;-)


La VO, c'est du japonais classique, alors il est normal que ça vous paraisse... bizarre ;-) (le première caractère se lit «yu» de «yuku»)


行く川のながれは絶えずして、しかも本の水にあらず。よどみに浮ぶうたかたは、かつ消えかつ結びて久しくとゞまることなし。世の中にある人とすみかと、またかくの如し。


Après je vous propose la traduction de l'édition française par le R.P Sauveur Candau. Elle colle au plus près au texte original. Ca ne fait peut-être pas très beau en français, a fortiori par rapport à l'original en japonais classique, mais demeure toujours la force de l'image, non? (cet «ici-bas» que vous verrez pour traduire 世の中 yo no naka «au sein du monde» est justement une des choses qui me gênent et sentent le révérend père... ).


«La même rivière coule sans arrêt, mais ce n'est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d'écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s'attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations.»


Et une traduction de René Sieffert, qui adapte un peu, mais sonne bien plus joli en français:


«Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n'est jamais plus la même eau. L'écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissipe tantôt se reforme, et il n'est d'exemple quelle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde [= yo no naka].»