Mais tout d'abord, quoiqu'est le Man'yôshû et en quoi est-il aussi tordu ? Le Man'yôshû c'est 4.516 poèmes d'une période s'étalant entre le début du VIIe siècle et 759, écrits en langue japonaise ( en 和文 wabun donc). En langue japonaise, et non pas en langue chinoise. C'est à dire que vous ne trouverez pas de mots venus du chinois. Mais les notices des poèmes sont en chinois !
Alors comment fait-on ? On utilise les man'yôgana ( 万葉仮名), c'est à dire qu'on utilise certains caractères chinois mais en leur donnant une valeur phonétique correspondant aux sons du japonais. Mais certains caractères gardent un rôle d'idéogramme, mais un caractère peut retranscrire un ensemble de plusieurs syllabes, mais un même son peut être retranscrit par plusieurs caractères chinois. Un exemple sera explicite : pour retranscrire le son «a», on a le choix entre tout ça : 阿、安、英、足 ( le 2e caractère finira par donner le hiragana あ). Et par dessus tout ça, vous pouvez trouver même dans un texte japonais des réminiscences du chinois dans l'ordre des mots ( le chinois, langue SVO, préfixe plutôt là où le japonais, langue SOV, préfère suffixer), nous en verrons justement un exemple dans le poème que j'ai choisi ( j'ai vraiment l'instinct de la complication moi !). Petite précision étymologique : les man'yôgana, ce sont tout simplement les «caractères du Man'yô[shû]», ainsi nommés du fait de l'ampleur de leur usage dans l'ouvrage, même s'ils étaient déjà employés avant celui-ci.
La forme poétique principale du Man'yôshû ( plus de 90% des poèmes) est le tanka ( 短歌), poème court de 5 vers dont la structure morique est 5-7-5-7-7. Qu'est-ce qu'une more me direz-vous ? On s'en fout ! ;-p Dites-vous que c'est presque des syllabes; vous écrivez le texte en kanas, et vous comptez 1 par kana, sauf s'il est petit ( petits «tsu» et petits y+voyelle -qui doivent bien avoir un nom ^_^, ). Quant aux thèmes desdits tankas, vous aurez beaucoup de poèmes de saison, de poèmes de banquet, ou de poèmes d'amour.
Quand au poème qui ce soir m'intéresse, c'est celui que le wikipedia japonais désigne comme le 子を思ふ歌 ( kodomo o omou uta, le poème/chant de pensée à l'enfant). La notice de ce poème figurant dans l'édition française ( dont votre serviteur possède pour le moment 3 volumes sur 6) indique qu'il frappe et surprend par son ton et le prétexte qu'il invoque. Il est cité depuis en entier ou par le 3e vers comme excuse pour prendre congé avant l'heure d'une compagnie de lettrés. La notice du Man'yô lui-même donne: «un poème de Yamano'ué no Okura no Omi, pour se retirer d'un banquet.» Je n'aurais peut-être pas remarqué ce poème s'il ne m'avait pas été mis en exergue, mais une fois que ce fut fait, il est vrai qu'il se dégage de lui un charme indéfinissable, même indépendamment du contraste qu'il offre avec les poèmes l'entourant. Il m'a séduit, et maintenant, je vous le présente juste pour qu'il vous fasse envie ( si vous me dites qu'il vous fait fuir, vous allez me vexer !).
憶良等者 今者将罷 子将哭 其彼母毛 吾乎将待曽
Okura-ra wa / Ima wa makara-mu / Ko naku-ramu / Sore so no haha mo / Wa o matsu-ramu zo
Moi, Okura, vais maintenant penser à partir. L'enfant doit pleurer, et la mère de celui-ci elle aussi m'attend assurément.
Pour conclure, et comme promis ( j'ai dis ça moi ?!), disséquons un peu le texte en man'yôganas.
憶良 Okura 等 ra 者 wa
今 ima ( et hop! un caractère, deux syllabes)
者 wa 将 mu 罷 makara ; et voilà, c'est ici cette influence de chinois dont je voulais parlais. Si vous regarder la transcription en kondoku ( ou en romaji), vous verrez qu'on lit ça «makara-mu», comme il se doit. Mais c'est écrit dans l'autre sens ^0^
子 ko ; notez ici par exemple qu'on garde le sens chinois, et qu'on récupère la prononciation japonaise
将 ramu 哭 naku ; même principe d'inversion qu'au-dessus. Cette seconde occurence du caractère 将 me fait me demander s'il ne faut pas faire le découpage «ramu-maka» ci-dessus. J'ai supposé que non, en pensant qu'il y avait un caractère pour l'auxiliaire, et un pour le verbe. Mais qui sait... Je trifouille encore ^_^,
其 sore 彼 so no ; ici soit le caractère est simplement lu «so» et on supplée un «no», soit on le lit bien «sono» et alors on a dedans le «so» qui signifie «lui» et correspond au sens du caractère, et un autre morceau qui sert pour la particule d'attribution «no». pour le moment je n'ai pas su trancher.
母 haha ; ici on combine le fait qu'on récupère le sens du caractère (mère), avec le fait qu'il note deux syllabes ^_^
毛 mo 吾 wa 乎 (w)o 将 ramu 待 matsu ; une dernière petite inversion entre le verbe et l'auxiliaire pour la route? ^_^
曽zo
Comme vous voyez, avec un simple poème de 31 mores, on peut aller loin, très loin ;-)
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