jeudi 22 novembre 2007

Des histoires tirées de la remise

Ce livre est beau ! Ne fuyez pas parce que c'est de l'allemand. Il est beau et il a tout à fait sa place sur ce blog, vu l'extraordinaire optimisme qui s'en dégage. Rien que le titre déjà, pour les moins germanophones d'entre nous : Les géraniums attristés et autres histoires tirées de la remise. Le thème des histoires ? La solitude, l'incommunicabilité et l'incompréhension entre les êtres. Le style ? Des phrases courtes et saccadées qui reviennent comme des mélopées oppressantes d'une rancune longuement remâchée ( mais mieux que Céline). L'auteur ? Le net vous donnera les détails, mais en quelques mots : ennuis avec les nazis, front de l'Est, santé de plus en plus déteriorée, mort à 26 ans en 1947. Je ne suis pas sûr que les histoires de ce livre soient trouvables en français ( en tout cas moi je n'y ai pas réussi, mais puisque j'ai la VO et un bon dico... ), alors je vais vous proposer ma traduction d'une ou deux parmi les plus courtes. Ma préférée peut-être viendra un autre jour ; pour ce soir vous aurez l'histoire éponyme du titre, qui est aussi celle par laquelle j'ai découvert l'auteur. A noter que vous trouverez ici la VO illustrée ( manquent une ou deux phrases au cours de l'histoire il me semble) : http://www.martinsenn.ch/4_grafik/seite_01.html

Les Géraniums attristés

Quand ils se rencontrèrent il faisait déjà sombre. Elle l’avait ensuite invité et maintenant il était là. Elle lui avait montré son appartement et les nappes, et les draps, et aussi les assiettes et l’argenterie qu’elle avait. Mais quand elle s’assit face à lui pour la première fois en pleine lumière, alors il vit son nez.
On dirait que ce nez lui a été cousu, pensa-t-il. Et il ne ressemble vraiment pas aux autres nez. Bon Dieu ! Pensa-t-il, et ces narines ! Elle ne sont pas du tout disposées symétriquement. Elles n’ont vraiment aucune espèce d’harmonie l’une par rapport à l’autre. L’une est petite et ovale. Mais l’autre baille qu’on dirait un gouffre. Obscur, et rond, et insondable. Il pris son mouchoir et s’essuya le front.
Il fait si chaud, n’est-ce pas ? commença-t-elle.
Oh oui, dit-il et il posa les yeux sur son nez. Il a dû lui être cousu, pensa-t-il à nouveau. Il paraît si étranger à ce visage. Et il a une toute autre pigmentation que le reste de sa peau. Plus intense. Et les narines sont vraiment sans aucune harmonie. Ou alors d’une harmonie tout à fait originae, se prit-il à penser, comme chez Picasso.
Oui, reprit-il, ne trouvez-vous pas vous aussi que Picasso suivait sur une bonne voie ?
Qui donc ? demanda-t-elle, Pi-ca-- ? [que celui qui dit «chu» sorte !]
Non, alors ça ne fait rien, soupira-t-il et sautant brusquement du coq à l’âne il dit : vous avez sûrement dû avoir un accident ?
Comment cela ? demande-t-elle.
Ma foi, commença-t-il désemparé.
Ah, à cause du nez ?
Oui, à cause de lui.
Non, il a toujours été comme ça. Elle avait dit ça comme à regret : il a toujours été comme ça.
La vache ! eût-il bien dit. Mais il répliqua simplement : ah, vraiment?
Et pourtant je suis quelqu’un de tout voué à l’harmonie, murmura-t-elle. Et comme j’aime précisément la symétrie ! Voyez seulement mes deux géraniums à la fenêtre. Il y en a un à gauche et il y en a un à droite. Tout à fait symétriques. Non croyez-moi, intérieurement je suis tout à fait différente. Tout à fait différente.
Alors elle lui posa les mains sur le genou, et il sentit son regard intérieur le transpercer de part en part.
Et je suis tout à fait pour le mariage, pour la vie en couple, prononça-t-elle doucement et avec quelque timidité.
A cause de la symétrie ? lui échappa-t-il.
De l’harmonie, corrigea-t-elle bénignement, à cause de l’harmonie.
Naturellement, dit-il, à cause de l’harmonie.
Il se leva.
Oh, vous partez ?
Oui, je – oui.
Elle l’accompagna à la porte.
Intérieurement je suis vraiment tout à fait différente, recommença-t-elle encore une fois.
Ah mais, pensa-t-il, ton nez est une chose insupportable. Une chose insupportable qu’on t’a cousu. Et il dit tout haut : vous voulez dire qu’intérieurement vous êtes comme les géraniums. Tout à fait symétrique, n’est-ce pas ?
Ensuite il descendit les marches sans se retourner. Elle se tint à la fenêtre et l’observa.Alors elle vit comment il se tint en bas et s’essuya le front avec son mouchoir. A une reprise, à deux reprises. Et puis encore une fois. Mais elle ne vit pas qu’il ricana ensuite de soulagement. Elle ne le vit pas, car ses yeux étaient noyés de larmes. Et les géraniums étaient absolument attristés. En tout cas sentaient-ils ainsi.

Aucun commentaire: