lundi 19 novembre 2007

Il n'y a pas d'amour heureux

Le Genji observant deux femmes jouant au go, dans le chapitre Utsusemi


Bien qu'issu d'un joli ( et joyeux !) poème d'Aragon ce vers s'applique très bien aux histoires japonaises, dans la grande littérature comme dans des genres plus populaires ( lire : « les mangasses»). Il est en effet assez rare qu'une histoire d'amour y finisse bien, et même, la certitude de sa fin y est présente dès son développement, et dans sa plénitude est déjà son terme. Ce trait ne se limite d'ailleurs pas aux seules histoires d'amour, mais concerne aussi le bonheur, la vie, et l'instant présent ( qui passe plus vite encore que chez Horace). D'ailleurs, la poésie japonaise, celle des haïkus, est celle de l'éphémère, de l'instant saisi dans sa brièveté fugace. Et les poèmes d'amour sont ceux du regret et de la séparation. Je vous en proposerai quelques-uns en une autre occasion. Faut-il voir dans cette caractéristique une marque du bouddhisme dans l'âme japonaise? Peut-être bien, mais un japonais serait plus à même que moi de répondre à cette question. Toujours est-il que le fait est ancien, la lecture du Manyôshu ( recueil de poèmes compilé vers 760, à une époque où ici on ne bataillait de Roland même pas) suffit à s'en convaincre. Plus modestement, je vais me contenter d'illustrer mes propos en m'en tenant aux histoires d'amour et en vous présentant quelques exemples tirés de la littérature ( pour sauver l'honneur) et des mangasses ( parce que finalement c'est une entreprise vouée à l'échec : je suis un gros otaku).


Bien entendu, les choses ne se passent pas pareil dans les deux genres. Dans la littérature, il s'agira plus du sujet de l'histoire, le corps du texte portant sur les sentiments des personnages, point sur lequel le japonais n'est jamais explicite, mais où la langue offre une palette évocative immense. Dans les mangasses, il s'agira plus d'un ressort de l'histoire, ou d'une manière opportune de conclure ( j'y reviendrai).


Pour la littérature, je vais vous parler de trois oeuvres : le Genji monogatari ( attribué à Murasaki Shikibu ; XIe siècle, mais vers 1021), la Sumidagawa (Nagai Kafû; 1909) et Norway no mori (Haruki Murakami; 1987). Vous n'aurez de résumé correct d'aucune car, respectivement : je suis toujours en train de le lire ; au-delà d'un certain niveau de symbiose avec un ouvrage j'en absorbe l'esprit et me retrouve incapable de le résumer ; il n'est là que comme exemple et je suis paresseux ;-) Mais peut-être vous donnerai-je envie de les lire à votre tour? Seul le premier demande du courage, et l'on en est récompensé au centuple ( à force de faire des allusions au Genji il faudra bien que je lui consacre une note, mais serai-je à la hauteur ?).

Qu'est le Genji ? Que contient-il ? Le résumer avec une grossièreté qui me fait monter le rouge de la honte aux joues c'est dire que c'est le récit des amours du Genji ( pour ne pas gloser ici, lisez «Prince ») au cours de sa vie. Le Genji est une sorte de Don Juan médiéval japonais, en ceci que ses amours sont pour le moins nombreuses ( et qu'il n'est pas sectaire). La différence est qu'il est fidèle à chacune car aucune d'elle n'est, pour reprendre les mots de la traduction, «de surface». Sont-elles heureuses ? Pourrait-on dire que le Genji est heureux lors de celles-ci ? Si c'est le cas, le bonheur est vite passé.
Des amours les plus importantes du Genji, qui sont aussi les plus douloureuses, l'une est impossible car elle le lie à une des femmes de l'Empereur. D'un instant de faiblesse des deux naîtra malgré tout un enfant, puis la femme se fera nonne, et il leur faudra vivre l'un à côté de l'autre avec toute possibilité d'amour révolue. Une autre mourra dans ses bras, si peu de temps après qu'ils se soient donnés l'un à l'autre; la douleur qu'en concevra le Genji sera telle que plus tard il la cherchera dans une autre, à terme sans les confondre ( au point du récit où j'en suis ladite autre n'est point encore morte, mais je suppose que ça va venir). La dernière enfin est son épouse «imposée», une dame de haut rang dont l'union avec laquelle lui procure le soutien en cour nécessaire à sa «carrière». C'est la mort en couche de cette dernière qui lui permettra de voir quels ont pu être leurs liens, mais une fois que cela ne sert plus de rien. Si donc bonheur il y a pour le Genji, il est éphémère, chose dont le Genji a une conscience aigüe et dont il souffre sincèrement, et pas seulement pour le plaisir de.

La Sumidagawa, édité sous le tire de la Sumida dans la collection Connaissance de l'Orient chez Gallimard, est une des oeuvres de l'auteur empreinte de la nostalgie d'un Edo traditionnel disparaissant avec la modernisation du Japon. Sur fond d'une évocation de cet Edo-là, ce roman est celui du hiatus entre les intentions et les actes auxquels elles poussent, et de l'incommunicabilité entre les êtres.
Celles de la mère d'un jeune lycéen qui ne veut que le bien de son fils auquel elle tient beaucoup, mais qu'elle ne voit possible et consistant que dans le lycée et les études. Celles de l'oncle dudit lycéen qu'elle pousse à lui parler dans le sens des études, ce qu'il accepte de faire, en contradiction avec sa propre vie, sa propre vision des choses, et ce qu'il pense percevoir des doutes du lycéen.
Et enfin ce lycéen, sans personne à qui se confier, en proie au doute et à la mélancholie, et oppressé par l'amour maternel. Mais surtout souffrant de la fin de son amour d'enfance, ni brisé ni contrarié. C'est un amour qui s'éteint sans bruit et sans lutte. Un amour nostalgique simplement éteint par la vie. Car le lycéen suit la voie du Japon moderne, celui de Meiji, du lycée, des études à l'occidentale, de la science et du droit. Son amour d'enfance, elle, entre en apprentissage pour devenir geisha ; c'est le Japon de la tradition, celui des arts pluri-séculaires et de la poésie. Pour Kafû et nos deux jeunes gens, ces deux voies divergent irrémédiablement, et c'est simplement et naturellement qu'ils se retrouvent ainsi séparés. On ne connait pas les sentiments de la jeune fille et si elle en souffre, mais le lycéen lui est triste et ne parvient ni à mettre des mots sur ses angoisses ni à exprimer ses sentiments à l'apprentie-geisha.

Norway no mori enfin, paru en France sous le titre ( stupide, mais ça c'est comme le titre original ^_^, ) de La Ballade de l'impossible, est cette fois l'histoire d'un amour après qu'il a fini, par suicide de l'aimée, tant qu'à faire. Inutile de vous dire donc que cet amour-là est sans issue. Le narrateur se souvient... Arrivé à ce stade, je pourrais embrayer sur l'amour et le suicide et vous parler de Dazaï Osamu, mais celui-ci aura droit à sa propre note un de ces jours. Il faut garder un peu de tristesse pour plus tard non? ;-) Et il est temps de se reposer de cette culture avec un peu de mangasses.

Dans les mangasses les amours malheureuses remplissent, comme je vous l'annonçais, diverses fonctions. Tout d'abord, elles peuvent être une source de rebondissement pour l'intrigue. Dans Hokuto no Ken ( Ken le Survivant si vous préférez ^_^ ) par exemple, le premier volet de l'histoire est la quête de Yuria par Ken, après que celle-ci lui a été volée par Shin ; ça commence mal. Ensuite, il est temps d'apprendre qu'elle est morte, pas de pot. Plus tard, il sera temps de découvrir qu'en fait c'était une ruse pour la protéger car elle était le Général du Nantô. Et finalement, ça faisait d'ailleurs déjà un moment qu'on le savait et on en devinait bien l'issue, elle mourra de maladie et permettra à Ken de revenir se ballader pour une deuxième saison. L'amour contrarié de Ken pour Yuria sert donc de fil directeur à l'histoire. Mais on croise d'autres amours dans Ken, sinon ce ne serait pas drôle. Shin, qui lui aussi aime Yuria alors qu'elle ne l'aime pas, et qui tente maladroitement de gagner son amour ( mais faire des trous dans la poitrine de Ken, et massacrer du villageois à l'aide de punks n'était sans doute pas une très bonne idée... ). Toki, l'amour qui renonce par amour, car lui aussi aimait Yuria ( explication: Toki, c'est Jésus avec le Kung-fu XD ). Falco, Lumière Dorée du Gentoh Kouken, qui préfèrera son devoir à son amour pour Myû ( cela dit, ils ont consommé, elle attend un enfant!). Vous voyez donc qu'il y a de quoi faire!
Un autre exemple est Touch ( Théo ou la batte de la victoire -non rien d'obscène ici ! Il est question de base-ball, surtout ne pas merder sur l'orthographe!- pour les plus heu... «culturés» d'entre vous). L'histoire commence sur un banal triangle amoureux. Enfin, banal... Les rivaux Katchan et Tatchan sont jumeaux, et tous deux aiment leur amie d'enfance Minami. Katchan et Minami sont le couple «officiel», mais peut-être que Minami aime Tatchan? Et Tatchan aime Minami mais ne dit rien, et laisse la place à son jumeau cadet Katchan. Mais il est dur pour chacun de contrôler ses sentiments, et une rivalité amoureuse prend place entre les deux frères. La mort va y mettre un terme. Et comment lutter contre un mort quand il ne reste que son souvenir? Avec une bonne vingtaine de tomes subséquents, on peut commencer à se faire une idée ;-) ( autant petit, et bête, je n'aimais pas Ken, autant Théo m'a marqué! ^_^, ).

Mais il est temps de passer à une autre catégorie de mangasses, celles où le malheur d'un amour offre une conclusion. Ici, nous avons par exemple Video Girl Aï, où la révélation mutuelle de leur amour réciproque entre le héros et Aï est accompagnée de leur séparation brutale, rapide et définitive ( y'avait un compte à rebours certes, mais l'otaku espérait...). Notons que cette fin n'a pas plu, et qu'il y en a eu une autre, «meilleure» ! ^_^ Pratique, ça fait quelques tomes de plus ! Car si le japonais est porté vers les histoires d'amour tristes, il ne les aime pas forcément ! Et cela n'est pas vrai que pour un public mangavore ! Car pour le même genre de raison que VGAï ( comme on l'appelle aussi de son petit nom), la Sumidagawa, a aussi eu une sorte d'épilogue postérieur suite à des «réclamations». En l'occurence, ce n'est qu'une esquisse faite par l'auteur de ce que pourrait être une «suite», mais elle laisse espérer que...
Enfin ! Autre manga avec compte à rebours, autre exemple : Mahoromatic. N'espérez pas une issue plus heureuse : ils s'aiment, on le sait on le sent ; ils finissent par se l'avouer, elle meurt en se sacrifiant ! ( les deux dernières étapes se passent dans le même épisode de l'animé ; ça doit pas être beaucoup mieux dans le manga ;-) Là non plus ça n'a pas plu, et on a eu droit à un épisode spécial ( une OAV pour les connoisseurs), vendu à part of course, pour rectifier le tir. Donc suite à des plaintes, ils finissent heureux ahah.

Et puisque nous parlons de mangasses où somme toute on sait que tout amour naissant sera voué à être brisé net dans son élan ( c'est en fait la raison d'être des comptes à rebours des deux mangas précédents), il faut mentionner à ce stade Fushigi Yugi. Quand on arrive de notre monde dans un autre, qui plus est contenu dans un livre et appartenant au passé, et qu'on n'est destinée à y rester que le temps d'accomplir un acte bien précis, mieux vaudrait ne pas tomber amoureuse. Bien entendu nous sommes dans un shôjo, et l'héroïne ne pense pas à ça. Là pas besoin d'être un habitué de la culture japonaise, on assiste au développement de l'amour en sachant très bien comment il va se finir. Non ? vous savez pas ? Mais mal bien sûr ! Et si vous l'oubliiez, divers témoignages ayant trait aux précédentes visiteuses venues de notre monde se chargeront de vous le rappeler ( cela permettra d'ailleurs à l'auteur de faire une préquel des années plus tard pour le plus grand bonheur de nous autres otakus, bien que les tomes de la nouvelle série ne sortent pas assez viiiiiiiiiiiiiiiiite). Il faudra une grosse entourloupette de la mangaka ( et de nombreuses lettres de lectrices ? J'me souviens plus ^_^, ) pour que les choses ne se finissent pas aussi mal ;-)

Pour conclure cette note, il faut que je vous mentionne un animé intéressant de ce point de vue ( et pour d'autres, comme la plastique des héroïnes o^_^o, et mieux -si si !- : une bibliothèque infinie ! ^0^ ) dont toute l'histoire ne consiste finalement qu'en une chose : le récit de l'impossibilité d'un amour ( lesbien mais ça n'empêche rien à la base, pas dans les mangasses du moins !) : Yami to Boushi to hon no tabibito (Les voyageurs du livre avec Yami et Chapeau, ça a un sens je vous le jure !), Yamibou pour les intimes ( dont votre serviteur) et les paresseux ( moi pas cette fois ^_^, ). Elles s'aiment, elles se le témoignent plus ou moins dans le premier épisode, puis l'une des deux disparait, et les 12 épisodes suivants seront consacrés à la quête de l'autre fille de la confirmation que tout était déjà bien irrémédiablement révolu. L'ultime épisode conclut sur la réponse: oui.

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